Communauté Emmaüs Besançon
9 chemin des Vallières (La Bergerie - Port Douvot)
25000 Besançon
Tél : 03 81 52 80 07
C’est arrivé un jour…
C’était un matin de décembre, le 2 décembre 1980, il y a tout juste 36 ans….
Après l’office du matin, je quittais la Chapelle des Buis. Je jetais comme d’habitude, un coup d’œil sur la ville. Je prenais toujours le temps d’admirer le point de vue. Au fil des saisons, la lumière changeait, j’étais toujours heureux de contempler cette belle nature, c’était une nourriture indispensable pour moi et je partais dans des rêves…. Mais, ce matin-là, j’étais quand même pressé et inquiet, j’avais rendez-vous avec François.
Tout était devant nous. François que j’avais rencontré sur un chantier, était compagnon du devoir, charpentier. Il m’avait rejoint dans ce projet de fonder une communauté au Fort de Planoise, dans ce lieu magique où tout était à reconstruire, sauf le point de vue qui était magnifique : j’avais trouvé un lieu de méditation.
Au Fort, des pans de murs entiers avaient disparu. Portes et fenêtres n’avaient pas résisté au temps. Pas de toit, pas d’électricité, pas d’eau courante, seul un puits laissait espérer un peu de vie. En fait, le Fort, c’étaient des mètres cubes impressionnants de pierres taillées sans vie. Un lieu austère.
J’avais donc besoin des compétences de François et de ses compagnons du devoir pour restaurer cette ruine. Donner vie à un lieu en donnant vie à des hommes ; tel était le projet que je m’étais fixé. L’idée d’une maison de paix dans un fort de guerre l’avait emballé et il était content de participer et de partir sur ce chemin d’accueil et de partage. On s’était donné rendez-vous à côté de l’église Saint Joseph, rue de Villarceau. Là, on avait une salle de vente et nous garions nos deux vieux camions rouillés, un J7 bleu vitré, aux freins défectueux (on utilisait souvent le frein à main) et un J9 blanc un peu plus récent.
François est arrivé en vélo, souriant comme à l’habitude. Il était simple, généreux et vivait chichement. J’étais vice-président du Comité des Amis d’Emmaüs, Franciscain, visiteur de prison et j’avais un énorme besoin d’entrer dans mon humanité pour vivre la fraternité de l’ombre, le partage avec les plus pauvres en leur donnant une place et un lieu fraternel.
Ce jour-là, c’était un grand jour ! On allait avec François acheter ce lieu, un mobil home pour accueillir des plus pauvres et partager un premier repas avec eux pour tisser des liens de fraternité et un avenir fraternel.
François monta dans le Land-Rover beige, un 9 places, véhicule qu’on avait acheté ensemble au garage Rover de la rue de Dole (devenu depuis Café d’Uzel). C’était un véhicule qui avait fait couler beaucoup d’encre…. Lors de son achat !… Et pourtant, son objectif était de ne pas arrêter l’activité de ramassage et de vente au Fort. L’hiver 79 avait été rude et la neige était tombée en abondance. L’idée d’une communauté au Fort rendait cet engin indispensable pour maîtriser cette route de 3,5 kilomètres, sinueuse et dangereuse en hiver, chaque jour.
On avait rendez-vous à Serre Les Sapins. La veille, j’avais contacté le propriétaire d’un mobil home qu’il désirait vendre et je lui avais demandé le prix. Il m’avait répondu très gentiment 25 000 francs pour vous, mais il fallait maintenant aller le visiter et prendre une décision. On a trouvé facilement la maison, mais pas le mobil home ; il était à 50 mètres, caché derrière la maison, dans un immense jardin, avec un accès difficile. Il était vert et blanc. Il paraissait immense !
Nous sommes entrés, on était dans un espace luxueux : grand salon, tissu d’ameublement écossais, rideaux aux fenêtres, cheminée à chauffage électrique, cuisine aménagée, salle de bain douche, 2 chambres, un véritable château ! J’étais impressionné…. François me regarda et me dit sans hésiter : « On le prend » ! Je lui répliquai « va chercher le Land Rover, je paye et on l’emmène » !
Le Land Rover arriva dans le champ et le propriétaire me regarda étonné et me dit : « Vous ne pouvez pas le tracter avec votre véhicule, il a été amené ici avec un camion-plateau. Puis, il ajouta : « il n’y a pas de roulement aux roues ». Je ne comprenais pas ce qu’il me racontait. Je redoutais le pire. Je me suis donc allongé dans l’herbe, la tête sous le mobil home et j’ai vite compris le problème. En fait, les roues étaient fixées sur un tube qui venait s’emboîter dans un autre tube fixe, lui, sous le mobil home.
Les problèmes commençaient. Je ne voulais pas louer un camion plateau ; je ne l’avais pas prévu !… Nous sommes donc partis avec le mobil home tracté par le Land Rover, sous les yeux éberlués du propriétaire. Ce dernier, connaissant mon statut me lança « à la grâce et Dieu ! » Et je le pensais aussi.
Mais l’inquiétude me gagna, on s’arrêta donc sur un parking, François alla voir ce qui se passait et me dit : « ça chauffe, les tubes sont brûlants et ça fume !… ».
« Décroche le mobil home, François, et monte dans le Land Rover, il nous faut des réserves d’eau ! »
Nous sommes donc retournés à la rue Villarceau dans notre salle de vente remplir 4 jerricanes d’eau. Nous les avons chargés sur le camion conduit par François. Je lui ai demandé d’aller chercher des sandwiches pour le repas de midi tandis que j’allais à la Maison d’Arrêt et on s’est retrouvé au mobil home une heure après. François m’attendait. Nous sommes repartis. Je conduisais le Land Rover qui tirait le mobil home. François avec le camion suivait le mobil home pour la sécurité. On avait mis nos warnings, on roulait au pas pour ne pas trop chauffer les tubes ; on s’arrêtait tous les quarts d’heure pour les arroser d’eau et les refroidir. On avait le temps d’admirer le paysage, la nature s’endormait pour l’hiver et les voitures nous doublaient en regardant cet étrange convoi….
Vers midi, nous nous sommes garés pour partager nos sandwiches et surtout pour continuer à refroidir nos satanés tubes. Il nous restait encore deux jerricanes et nous sommes repartis. François conduisait le Land Rover, je le suivais avec le camion pour assurer à mon tour la sécurité.
Une heure après, nous passions près de la Malcombe et nous nous dirigions vers les Vallières, le domaine des maraîchers.
J’aimais bien cet endroit, c’était la campagne à la ville ; beaucoup de verdure et beaucoup d’arbres, un mystère et un havre de communion. La nature nous invite toujours à combattre notre pesanteur, nous rappelle que nous appartenons à l’humus et nous aide à être humbles et humains.
Le Land Rover attaquait maintenant la montée du Fort, cette route sinueuse et étroite qui brisait le silence des arbres. Le mobil home prenait toute la largeur du chemin. On s’est arrêté plusieurs fois pour vider le restant des jerricanes. La partie était gagnée, on arrivait près du Fort sans difficulté. J’étais soulagé, François pouvait tranquillement garer le mobil home devant le Fort et le mettre sur cales.
L’après-midi était avancé et j’avais rendez-vous avec le directeur adjoint de la Maison d’Arrêt. Il était temps pour moi d’y aller. François se tourne vers moi, me fit signe de la tête et me dit : « va chercher tes deux gars, j’installe le mobil home ; n’oublie pas d’aller chercher le groupe électrogène chez Paul ». « Je vais construire une barrière avec des planches et une passerelle pour entrer directement dans le Fort ».
Je connaissais bien la maison d’arrêt. J’y allais 2 à 3 fois par semaine. J’étais accueilli par les détenus dans leur cellule. J’avais beaucoup de mal avec cette odeur d’urine et d’eau de javel, cette crasse, ces murs gris, ces bruits de clé, ces cris…. Je communiais un peu à cette misère humaine. J’essayais de mettre un peu d’humain dans cet univers qui ne l’était pas. La privation de dignité rabaissait l’homme et risquait de mutiler à tout jamais l’esprit d’humanité.
Après avoir franchi une première, une deuxième et une troisième portes, j’ai vu le directeur adjoint qui m’attendait. Assis près de lui sur un banc en bois, René et Claude avaient le sourire dès qu’ils m’ont vu. Ils étaient pressés de retrouver un peu de liberté, liberté conditionnelle mais liberté tout de même.
Après quelques formalités administratives au greffe, nous sommes sortis de la maison d’arrêt. Claude et René ne se connaissaient pas. Il était donc important d’ancrer deux solitudes dans ce projet de communauté. On a pris donc un peu de temps dans le camion pour fraterniser avant de démarrer. Nous sommes passés chez Paul prendre le groupe électrogène.
Chez Paul, la rencontre était importante et il essayait toujours de donner de la place aux autres. Il disait régulièrement : « le seul temps que tu gagnes, c’est celui que tu acceptes de perdre chaque jour pour l’autre ».
En arrivant au Fort, René et Claude regardaient partout. Ils ont rapidement été rejoindre le point de vue qui donne sur la ville, l’admirer et respirer un bon bol d’oxygène, puis, ils se sont empressés de venir visiter le mobil home. Apparemment, leur nouvelle maison semblait leur convenir, mais, ils étaient inquiets, c’était loin de la ville !… Et Claude répétait sans cesse : « quel silence ! » et il ajoutait : « il me faut un chien » et René renchérissait avec un sourire malicieux : « et moi une caisse de vin ! ».
Il était tard…. C’était la fin de l’après-midi.
Aidé de Claude et René, François terminait de poser la barrière en planches autour du mobil home. Il avait mis en route le groupe électrogène et branché le projecteur pour continuer à travailler. L’intérieur du mobil home était chic avec l’éclairage ; le chauffage électrique réchauffait l’atmosphère.
De mon côté, je reprenais la route. Je voulais exaucer le souhait de Claude. Je connaissais un ami qui travaillait à la SPA. Il me fallait maintenant rapidement rejoindre une cabine téléphonique pour le contacter et le prévenir de mon arrivée. « Diane » c’était son nom monta directement dans le Land Rover, on aurait dit qu’elle m’attendait ! Elle jappa et colla son museau humide sur ma main qui avait bien du mal à passer les vitesses.
Elle était brune et fauve, c’était un berger belge. Enfin, rassurée, elle se calma et se coucha.
Maintenant, je me dirigeais chez Claudine, une amie que j’avais rencontrée à la maison d’arrêt. Elle tenait un petit restaurant dans un village proche. Elle savait tout de ce jour et elle avait voulu nous mitonner une bonne choucroute.
En arrivant chez elle, j’étais étonné, elle avait préparé une petite caisse dans laquelle elle avait sélectionné plusieurs bouteilles de vin. Le vœu de René était aussi exaucé. Je pouvais remonter au Fort, Diane recommençait à japper. Elle reniflait la choucroute… Il était vraiment temps qu’on arrive !
Il était 20 heures. René, Claude et François étaient assis dans le salon du mobil home. Ils m’attendaient. Ils avaient mis la table et apparemment, ils avaient faim. Claude se leva brusquement dès qu’il aperçut Diane qui entra en aboyant dans le mobil home. Il était tellement heureux qu’il la prit dans ses bras. De son côté, René remarqua rapidement les bouteilles de vin et son regard s’éclaira, un sourire sur les lèvres.
On était tous rassemblés, la fête pouvait commencer. François récita la prière d’Emmaüs : « en partageant ce pain que nous avons gagné ensemble, renouvelons notre volonté de travailler pour donner du pain à qui a faim et donner faim à qui a du pain ». Et je servais la choucroute. Claudine, en bonne restauratrice avait pris soin de mettre dans la caisse de vin, la bouteille qui accompagnerait la choucroute. Qu’elle ne fut pas la surprise de René en me voyant déboucher la bouteille de Riesling ! Le premier verre bu, j’ai dû rapidement calmer son ardeur. Le bon sourire de René disparut, son regard s’éteignit. Diane aboya. François se mit à rire, se servit un verre, puis servit un demi verre à René et dit : « il faut savourer ». De son côté, René, l’air malicieux retrouvait son sourire et lança « la choucroute est excellente… avec ce petit verre de Riesling ! ». Claude caressait Diane. Le repas fraternel terminé, la soirée s’achevait dans la nuit et le silence.
Demain serait un autre jour.
Une aventure commençait où chaque jour on allait apprendre à aimer, apprendre à avoir besoin de l’autre, réapprendre à vivre ensemble, attentifs au plus faible. La vie, la paix, le futur de la communauté dépendraient de la direction dans laquelle la recherche de notre « vivre ensemble » s’avancerait.
J’avais bien conscience que tout restait fragile, que s’ouvrir à l’autre, au plus faible, pour le rendre premier et acteur nous conduisait sur un chemin escarpé, lieu d’un dépouillement et de richesses humaines où nous devons quitter pouvoir de domination, préjugés et oeillères. Sur un chemin de pauvreté et de partage, la rencontre véritable était à ce prix.
Tard dans la nuit, je remontais à la Chapelle des Buis après avoir déposé en ville, François qui était heureux de cette journée.
Jean-Pierre Guérin